Café du français

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Une chanson pour trois sons...

Une chanson pour trois sons...
DÉMARCHE POUR L’ENSEIGNEMENT-APPRENTISSAGE DES VOYELLES NASALES DU FRANÇAIS [Ã],[Õ] ET [ẽ ] À TRAVERS UNE CHANSONS
par: Jean-Christophe GALLET


CONSTAT Avec le [y] et le [R], les voyelles nasales sont les phonèmes français les plus délicats à prononcer correctement pour des italophones. A l'université comme au collège, c'est toute l'année une espèce de carnaval sonore dans les classes de f.l.e. de la Péninsule où l'on ne compte plus les Italiens affublés en Italien-nes, les, nons convertis en non-nes obéissantes et les saints devenus des presque sans (sans le sou ? sans domicile fixe ? ou plus grave, sans foi ?!). Insolites et littéralement inouïes, les voyelles nasales pâtissent de n'être pas distinguées par les apprenants.

PROPOSITION PÉDAGOGIQUE A travers l'étude d'une chanson, notre proposition pédagogique vise cette compétence phonologique des voyelles nasales qui conditionne aussi bien la qualité de leur prononciation et de leur lecture que leur compréhension orale. Capacité de repérer et reproduire les éléments sonores qui soutiennent le sens (sons, syllabes, mots et prosodie), elle précède et sous-tend en effet les 3 autres composantes essentielles de la compréhension orale, à savoir : la compétence lexico-syntaxique, capacité à se rappeler le sens des mots (dénotation et connotations) et à les mettre en relation entre eux ; la compétence discursive, qui consiste à saisir la structure d'un énoncé oral ; enfin la compétence référentielle, définie par la mobilisation des références culturelles. Les activités que nous allons décrire sont focalisées sur 3 objectifs progressifs et complémentaires :
-> apprentissage d'une écoute ciblée et discriminante des voyelles nasales
-> mémorisation intégrée de leurs réalisations orales et écrites
-> prononciation et lecture correctes.

DÉMARCHE Elle s'organise ainsi :

  1. L'objet
    On s'intéresse à [ã],[õ] et [&etilde;]. On note au passage le choix d'assimiler à [ẽ  ] la réalisation [u] du graphème 'un/um' en situation de nasalisation. En fait cette évolution de la pratique courante touche la majorité des Français, qui influencés par l'usage parisien sont désormais incapables de percevoir la moindre différence entre la réalisation traditionnelle du graphème 'un/um' en situation de nasalisation et le son [ẽ  ] autrefois limité aux autres graphies. Hormis Panorama, aucune des méthodes françaises en usage de nos jours ne distingue plus le son [u].
  2. Le support
    La présence récurrente des 3 voyelles nasales, leur prononciation lente et distincte et leur charge expressive dans le contexte ont déterminé notre choix de l'interprétation de Chanson d'automne par Ferré. Cette chanson courte (2' pour les paroles), lente et très scandée, favorise la reconnaissance des sons et des syllabes ; l'harmonie imitative portée par les voyelles nasales ne peut qu'aider à leur mémorisation
  3. Les apprenants
    La modernité musicale et la qualité expressive de cette interprétation destinent la séquence pédagogique à des adolescents aussi bien qu'à des adultes. Je n'insiste pas sur l'importance bien connue de l'ancrage affectif dans le processus de mémorisation ; mon expérience m'a également démontré combien la puissance expressive de son interprétation permet à une chanson que l'on croirait 'datée' ou bien 'trop marquée', de toucher les publics les plus jeunes et aussi éloignés de notre univers culturel que les étudiants de l'Université de Karachi auxquels j'ai eu le plaisir d'enseigner le français. Cette remarque explique le choix que j'ai fait parmi les interprétations les plus connues du poème de Verlaine. En effet, celle de Ferré impressionne le plus car elle est d'un véritable musicien qui sait toucher la 'corde sensible' d'auditeurs même 'naïfs' ; à ce titre, elle l'emporte sur la version de Trénet et même celui que le chanteur génois De Andre qualifiait de « maestro francese », Brassens, ne l'égale pas.
  4. Le moment
    Après environ 50 heures d'apprentissage du français où l'apprenant s'est familiarisé avec les nasales, il s'agit d'affiner la perception/production discriminante de leurs variétés. La séquence que l'on va décrire s'intègre alors sans mal au processus d'apprentissage élémentaire du 'français langue étrangère' : déjà familiers des diverses réalisations phonétiques de la langue, les apprenants ont encore le souci aigu de les reproduire au mieux. Elle peut suivre la découverte du [y], opposé à [u], et du couple [e]-[ε] et elle permet de compléter ou de remplacer avantageusement des exercices consacrés au même objet par les méthodes en usage.
  5. La durée
    La séquence se divise en 3 périodes assez courtes de 25, 30 et 35 minutes chacune afin de profiter au mieux des capacités d'attention et de mémorisation des apprenants.
  6. Les prérequis
    Le travail que nous proposons requiert la découverte préalable des signes phonétiques : [ã], [õ] et [ẽ  ] du système Bourciez. Ces signes diffèrent de ceux de l'Alphabet Phonétique International ; ils ont l'avantage d'être simples et particulièrement pertinents pour donner à voir la non réalisation de la consonne postérieure à la voyelle nasale.
  7. L'ordre et la nature des activités
    Les activités s'inspirent des « 7 étapes du temps pédagogique » définies par Mme Hélène Trocmé-Fabre : observation, découverte, organisation, interprétation, choix, création, expression. (1)

II. CANEVAS D'UNE SÉQUENCE PÉDAGOGIQUE
NB : Aussi contraignant qu'il paraisse, il est entendu que notre canevas reste ouvert aux aléas, surprises et inventions qui donnent tout son plaisir à la fois à l'enseignement, pour l'enseignant, et à l'apprentissage, pour l'apprenant.

  1. 1ère PÉRIODE (25')

    Phase 1 : entraînement à une écoute ciblée (15')
    -> L'objectif est d'opposer [õ] puis [ẽ  ] au son [ã] que sa réalisation plus large fait souvent confondre avec les deux autres ; on focalise l'attention des apprenants sur la singularité des voyelles nasales.

    • Après avoir brièvement expliqué l'intérêt d'une écoute focalisée sur les sons, l'enseignant prononce d'abord [õ] puis [ã] de façon à les opposer. Pour donner d'emblée une couleur suggestive à cet ancrage auditif on propose aux apprenants de choisir un air célèbre sur lequel on fait moduler le [õ] aux filles et le [ã] aux garçons du groupe : [õ] sera connoté naturellement à la tessiture aiguë, [ã] au ton grave. Même activité pour [ẽ  ] et [ã].
    • On demande aux uns et aux autres de prononcer les mots contenant des voyelles nasales qu'ils ont déjà entendus au cours de leur apprentissage.

    • Au tableau on représente les 3 sons sous la forme d'un triangle vocalique simplifié où [ã] occupe la pointe orientée vers le bas et les graves ; le segment supérieur est limité par les voyelles nasales 'aiguës', [ẽ  ] à l'avant et [õ] à l'arrière.

     

      [ẽ  ] - - - - - - - - - - - [õ]

     

    .

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    .

     

     

     

    .

     

     

     

     

     

     

     

    .

     

     

     

     

     

    .

     

     

     

     

     

    .

     

     

     

     

     

     

     

    .

     

     

     

    .

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    .

     

    .

     

     

     

     

     

                [ã]            

    Phase 2 (1/2): discrimination auditive (10')
    -> Il s'agit de distinguer les 3 variétés de voyelles nasales dans une production sonore aussi complexe qu'une chanson.

    • On oriente l'écoute en demandant aux étudiants quels éléments sonores contribuent selon eux à évoquer une saison dans la chanson qu'ils vont écouter. 1ère écoute de la chanson, d'un seul tenant. Suit un échange verbal où chacun explicite sa réponse : l'automne est évoqué par le rythme, le ton de la voix et l'allitération en voyelles nasales. NB : A ce stade on se garde d'expliciter le sens des mots dont la recherche brouillerait l'écoute 'phonologique'.

  2. 2ème PÉRIODE (30')

    Phase 2 (2/2): discrimination auditive (10')

    • On demande à chacun de repérer les différentes voyelles nasales. 2ème écoute de la chanson, d'un seul tenant. On compare les résultats : il y a 13 voyelles nasales dans la chanson.
    • L'apprenant affine le repérage dans un tableau où il marque d'une croix chaque occurrence de l'un des sons dans les 3 couplets :

     
     
    1er couplet
     
    2ème couplet
     
    3ème couplet
    1
    2
    3
    4
    5
    6
    7
    8
    9
    10
    11
    12
    13
    ã
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
    õ
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     
     

    3ème écoute de la chanson couplet par couplet. La pause de quelques secondes à la fin de chaquestrophe aide à la discrimination des voyelles nasales. Pas de correction à ce stade.

    • Après avoir rappelé l'intérêt d'une écoute focaliséesur les sons,on distribue le texte suivant où les blancsfigurent l'emplacement des voyelles que les apprenants doivent avoir repérées au stade précédent et où ils reportent leurs résultats provisoires :

    Les s[ ]glotsl[]
    Des viol[ ]
    De l'automne
    Blessent m[ ] cœur
    D'une l[]gueur
    Monotone.
          Tout suffoc[ ]
    Et blême, qu[ ]
    Sonne l'heure,
    Je me souvi[ ]
    Des jours [ ]ci[ ]
    Et je pleure ;
          Et je m'[ ] vais
    Au v[ ] mauvais
    Qui m'[ ]porte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.


    Le con-texte écrit doit faciliter une ultime écoute discriminative des voyelles nasales. L'exercice d'auto-vérifiation consiste à remplir les blancs par les symboles phonétiques qui conviennent à l'issue d'une 4ème écoute de la chanson, couplet par couplet. Correction de l'exercice avec une 5ème écoute de la chanson, à pauses. Les étudiants découvrent que la nasale [ã] parcourt le poème, opposée à [õ] dans le 1er couplet, à [ẽ  ] dans le 2ème et seule dans le 3ème.

    Phase 3 : mémorisation synchronique, audiophonatoire et visuelle (20')
    -> Pour un ancrage affectif profond, l'apprentissage doit mobiliser l'oreille, la bouche, les yeux aussi bien que tout le corps.

    • Les blancs ayant été complétés au tableau par les symboles phonétiques idoines, l'enseignant inscrit à côté la liste de mots suivante où il laisse deux possibilités d'interprétation écrite lorsque l'hypothèse est recevable du point de vue sémantique : sanglots - lents/longs - violents/violons - maint/mon - langueur/longueur - suffocant - quand/qu'on - souviens - anciens - en - vent/vin - emporte/importe. Sur sa feuille, à hauteur de chaque symbole phonétique, l'étudiant transcrit le mot tel qu'il est écrit au tableau en choisissant celui qui convient à la réalisation exacte du son nasal lorsqu'une alternative est proposée. On corrige les 7 mots posant problème.

    • L'apprenant est alors invité à regrouper les 12 mots dans trois colonnes, chacune sous le symbole de la nasale commune. Pour chaque son le groupe cherche des mots français qu'il a déjà rencontrés au cours de son apprentissage et qu'il peut placer dans l'une des colonnes.
    • Suit un exercice de modélisation pour déterminer ce que l'élève a compris, favoriser le raisonnement inducteur et dynamiser le groupe. Sous la forme d'une règle dont l'enseignant propose le modèle : 'le son x peut s'écrire…', les apprenants définissent les différentes écritures de chacune des voyelles nasales étudiées. Si l'on s'en tient aux mots proposés dans la liste précédente, la leçon est presque complète puisque d'après la chanson :
    - [ã] est rendu par an, en et em
    - [ẽ  ] est rendu par ain, en, in et im.
    - [õ] est rendu par on.
    La règle est complétée au gré du rappel de mots déjà vus par les apprenants, comme 'tomber'.
    • On questionne alors la classe sur la validité de la relation réciproque : par exemple, est-ce que la graphie en correspond toujours à [ã] ou à [ẽ  ] ? est-ce que on transcrit nécessairement le son [õ] ? L'observation du texte apporte la réponse avec les formes blessent et monotone, mais l'on attend évidemment des apprenants qu'ils mettent à profit leurs souvenirs des leçons précédentes.
    • La période se conclut par une activité que je juge essentielle pour intégrer les différents mécanismes de mémorisation audiophonatoires et visuels intervenant dans la perception et la production des sons : les apprenants s'exercent au shadowing, i.e. à une lecture chuchotée du texte simultanément à son écoute (6ème et 7ème écoutes, continues).

  3. 3ème PÉRIODE (35')
    NB : Au préalable on explicite le sens des mots qui échappent encore aux apprenants.

    Phase 4 : création (20')
    -> Cette phase aura été préparée par des exercices de sensibilisation à la maison qui visent à orienter le choix qui doit suivre. Il s'agit de permettre à chacun de faire siennes ses nouvelles connaissances et de les enrichir de son vécu personnel. L'apprenant a le choix du mode d'expression.

    • Choix 1 : Interprétation en groupe de Chanson d'automne sous forme de canon.
    • Choix 2 : A partir de listes de mots contenant des voyelles nasales, écriture individuelle d'un ou de plusieurs poèmes sur le modèle du haïku japonais. C'est un poème court composé de 3 lignes brèves (normalement 17 syllabes réparties sur 5, 7 et enfin 5 syllabes) qui inclut un kigo, un mot faisant allusion à une saison, et dont l'extrême sobriété, dépourvue de toute recherche de métaphore et de toute notation de sens, vise à une concentration des émotions à l'évocation du passage étonnant de toute chose. On doit souhaiter que cette pratique ait avec les apprenants l'effet poursuivi par les amoureux, lecteurs ou créateurs de haïkus : redécouvrir la charge archaïque, 'divine', du son comme expression de la création.
    • Choix 3 : Ecriture libre d'une petite chanson de saison sur un air connu de tous.
    • Mise en commun des créations.

    Phase 5 : expression (15')
    Les nouvelles connaissances permettent de s'ouvrir à la réciprocité, à l'échange.

    • A partir de leurs créations, les apprenants discutent des valeurs expressives qu'ils attribuent aux différentes voyelles nasales.
    • On pose la question : avec quels sons assaisonner les quatre saisons ? pour orienter la discussion vers un débat sur les vertus comparées des périodes de l'année.
    • Pour une prochaine séquence, on propose des pistes de recherche de musiques, de poèmes et de chansons en français ayant trait au vent, à l'automne, aux saisons et à la fuite du temps, en lisant par exemple les derniers vers du poème La feuille d'Antoine Vincent Arnault :

      Je vais où le vent me mène,
    Sans me plaindre ou m'effrayer:
    Je vais où va toute chose,
    Où va la feuille de rose
    Et la feuille de laurier.

III. CONCLUSION

Sans réfuter son intérêt pour un apprentissage global de la langue et de la civilisation2, nous nous sommes limité à envisager la chanson sous l'angle de l'apprentissage phonétique. Même dans ce cadre où la très routinière pédagogie 'chansonnière' la cantonne généralement à des exercices complémentaires qui n'ont souvent d'autre prétexte, un peu honteux, que le divertissement des apprenants, nous avons vu comment elle offre des possibilités variées et complètes d'exploitation pédagogique. C'est en effet tout l'apprentissage des voyelles nasales du français qu'il est possible de construire autour d'une seule chanson en convoquant les divers savoir-faire 'langagiers', i.e. les 4 compétences définies par les situations de compréhension et d'expression dans les modes de communication de l'oral et de l'écrit.

Cette proposition nous semble d'autant plus pertinente qu'elle se base sur l'expression sensorielle et les émotions qui ensemble sont les vecteurs d'un apprentissage efficace et qui in fine dynamisent le groupe aussi bien que l'apprenant. Sans crier gare, la chanson nous rappelle modestement cette vérité : aimer une langue, c'est s'aimer dans cette langue, corps et esprit. A bon entendeur salute(3) !


BIBLIOGRAPHIE

BADLEY, Alan. 1985. La memoria. Milan : Euroclub.
BOURCIEZ, Edouard et Jean. 1971. Phonétique française, Etude historique. Paris : Klincksieck.
CARTON, Fernand. 1974. Introduction à la phonétique du français. Paris : Bordas.
TOMATIS, Alfred. 1977. L'oreille et la vie. Paris : Ed. R. Laffont.
TROUTOT, Michèle. 1997. Les voyelles nasales du français (livret + 2 k7 audio). Sèvres : CIEP.

NOTES

(1) Cf. TROCME-FABRE, Hélène. 1er novembre 1993. "Le 'savoir-apprendre', logique, étapes et structuration", FFC n°372. pp.9-16.
(2) Signalons l'existence d'une méthode assez complète pour l'apprentissage de l'italien à travers les chansons : COSTAMAGNA, Lidia. 1990. Cantare l'Italiano. Perugia : Guerra edizioni.
(3) Salute! est l'expression italienne pour Santé !



28/08/2009
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