Un
réseau de vente de nourrissons vient d’être démantelé à Casablanca,
grâce au concours d’une journaliste du magazine d’investigation 45
minutes*. TelQuel retrace le fil des événements.
Tout commence dans un salon de coiffure. En octobre dernier, Hanane
Hachimi, journaliste au sein de l’équipe de l’émission 45 minutes,
surprend une discussion plutôt étonnante entre deux clientes. Leur
sujet de conversation ? Le trafic de bébés à Casablanca. “J’ai été | | stupéfaite
de les entendre parler d’une de leurs amies qui avait réussi à acheter
un nouveau-né par le biais d’une infirmière travaillant dans une
maternité”, explique la journaliste. Quelques jours plus tard, elle en
parle lors d’une réunion de la rédaction, qui décide d’enquêter sur le
sujet. Commence alors un travail de longue haleine, qui va mener Hanane
Hachimi dans les sombres couloirs des maternités des hôpitaux publiques. A la recherche du réseau Accompagnée
d’un autre membre de l’équipe muni d’une caméra cachée, la journaliste
erre pendant plusieurs semaines dans les couloirs de la maternité à
Casablanca et à Mohammedia, dans l’espoir d’être abordée par une
infirmière ou une sage-femme, qui pourrait lui proposer de l’aider à
trouver un bébé. Mais c’est presque toujours des mères célibataires qui
l’accostent, au bord du désespoir. “La plupart voulaient nous donner
leurs bébés sans aucune contrepartie. Tout ce qu’elles souhaitaient,
c’était pouvoir réintégrer le plus vite possible leurs familles sans
leur enfant, considéré avant tout comme l’objet de leur délit”.
Les journalistes-enquêteurs sont finalement abordés dans une maternité
casablancaise par une infirmière, qui s’avère être rabatteuse pour une
certaine Lhajja, ancienne sage-femme âgée d’une cinquantaine d’années.
L’infirmière affirme qu’il s’agit de la personne idéale à contacter
“pour se procurer un bébé abandonné par sa mère et âgé de quelques
jours à peine”. Autre détail qui a son importance : l’infirmière
explique que Lhajja délivre également de faux actes de naissance et
inscrit le bébé sur l’état civil du couple “adoptif”. La totale. La
journaliste a du mal à y croire. Une entrevue avec la fameuse Lhajja
est rapidement organisée, dans son domicile au quartier Bourgogne.
C’est alors le début d’une véritable mise en scène, ayant pour but de
faire passer Hanane Hachimi pour une femme mariée souhaitant “acheter”
une petite fille dans les plus brefs délais. Cette demande ne semble
pas difficile à satisfaire aux yeux de Lhajja, puisqu’elle affirme
qu’un bébé sera disponible dans trois semaines au plus tard.
Durant cette entrevue, Lhajja ne posera aucune question qui lui
permettrait de cerner le profil des futurs parents “adoptifs”, et
encore moins leurs motivations. Elle ne cherchera pas non plus à savoir
s’ils ont les moyens de s’occuper de cet enfant. Ou s’ils sont tout
simplement aptes à l’élever. Tout ce qui semble l’intéresser, c’est
l’argent. “Elle ne parlait que de l’avance qu’on devait lui verser. Le
reste lui importait peu. J’aurais pu faire semblant d’être une femme
déséquilibrée que cela n’aurait rien changé”, se rappelle la
journaliste. Aux côtés de Lhajja, se tient une jeune femme célibataire,
visiblement enceinte. On la présente comme la mère de leur futur
enfant. Craintive et pas très à l’aise, celle-ci leur explique qu’elle
ne voit “pas d’autres solutions à part donner son bébé à un couple qui
veut adopter”. Elle ne semble pas au courant des associations de
soutien aux mères célibataires. Elle ne sait pas non plus que la
nouvelle Moudawana la protège, et qu’elle ne risque pas d’aller en
prison parce qu’elle a mis au monde un enfant illégitime. A ses yeux,
comme pour des dizaines d’autres jeunes mères célibataires qui sont
passées par cet appartement du quartier Bourgogne et qui ignorent
l’existence de solutions alternatives, Lhajja est une “sauveuse”. C’est
d’ailleurs cette dernière qui mène les discussions. Au début, l’ex-sage
femme réclame la somme de 12 000 dirhams en échange du bébé. Au fil des
rencontres, le prix est multiplié par trois. La raison invoquée ? Les
frais d’accouchement et les commissions à verser pour la falsification
de plusieurs documents officiels. Cette dernière tâche incombe à trois
complices, avec lesquels elle partage le “butin”. Tous les trois
travaillent au sein de l’arrondissement de Ben M’sick : l’un en tant
qu’agent des Forces auxiliaires, le second est administrateur au
service d’état civil et le dernier est auxiliaire d’autorité. C’est combien, le bébé ? Le
salon de Lhajja ressemble étrangement à une administration. Tampons,
timbres et documents officiels sont bien en place sur un bureau. C’est
même un gage du sérieux de la “transaction”. A la naissance des bébés,
les couples qui se présentent au domicile de Lhajja, munis de leur acte
de mariage et de leurs cartes d’identité nationale, peuvent ainsi
repartir avec “leur nouvel enfant”. Si ce n’est pas déjà fait,
l’inscription du bébé sur leur état civil s’effectue rapidement.
A ce stade de l’enquête, les journalistes de 45 minutes prennent une
décision qui traduit leur malaise face à l’ampleur de leurs
découvertes. “Nous avons réalisé que nous avions affaire à un réseau
mafieux, qui considérait les bébés comme de la marchandise. Nous avons
donc décidé de prévenir la justice”, explique Mohamed El Jamaï,
cofondateur de Connection Média, la boîte qui produit le magazine
d’investigation. Les membres de l’équipe rencontrent alors Abdellah
Alaoui Belghiti, procureur du roi près la Cour d'appel de Casablanca.
Pour pouvoir confondre les coupables, le représentant de la justice
leur demande de poursuivre leur enquête afin d’identifier l’ensemble
des membres de ce réseau. Il est alors convenu que la police prenne le
relais au moment de la “livraison” du bébé. Quelques jours plus
tard, Lhajja contacte Hanane Hachimi pour l’informer que l’accouchement
a débuté. La journaliste lui explique alors qu’elle n’était que
l’intermédiaire d’une riche femme stérile et que c’est donc cette
dernière qui récupérera l’enfant. A aucun moment Lhajja ne se doutera
du piège tendu par la police. Le jour même, c’est donc une policière
déguisée en bourgeoise BCBG qui sonne à sa porte. Lhajja et ses
complices n’y voient que du feu, jusqu’au moment où des policiers font
irruption dans l’appartement. L’ancienne sage-femme et ses compagnons
sont alors pris en flagrant délit de vente de bébé. Surprise de taille
: le bébé apporté n’est pas celui de la jeune femme rencontrée par
Hanane Hachimi. Celle-ci était bien là mais toujours enceinte. Quant au
bébé confié à la policière, il était âgé d’au moins une dizaine de
jours ! Sur le coup, Lhajja refuse de s’expliquer, ne sortant de son
mutisme que pour préciser que ses activités “ont toujours été pleines
de bonnes intentions”… | | Justice. Et maintenant ? La
sage femme et ses cinq complices sont aujourd’hui poursuivis pour
trafic et vente de bébés, falsification de documents officiels et
usurpation d’identité. Toutes ces charges pourraient leur valoir
jusqu’à cinq ans de prison ferme. Lhajja risque d’écoper d’une peine
plus lourde pour récidive, puisqu’elle aurait déjà été condamnée en
1987 dans une affaire similaire. A l’époque, elle n’avait passé que
quatre mois en prison… Dans l’absolu, plusieurs questions restent
toujours en suspens. Alors que Lhajja et ses complices sont derrière
les barreaux en attendant leur procès, quel sort sera réservé aux
parents “adoptifs” qui ont profité de ce réseau ? La police a-t-elle
les moyens de les identifier ? Risquent-ils de se faire retirer
l’enfant ? D’être poursuivis en justice ? | |
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