Café du français

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Enquête. La fièvre poker

Enquête. La fièvre poker

Ils sont cadres, députés, hommes d’affaires ou étudiants. Ils se retrouvent dans des casinos à Marrakech ou dans des cercles clandestins à Casablanca. Ils peuvent gagner (ou perdre) jusqu’à 7 millions de dirhams en une nuit ! Beaucoup deviennent accros, et abandonnent tout pour l’amour du jeu…


Samedi 28 juin, 22 heures. Le parking de l’hôtel Es Saadi est blindé. Un impressionnant ballet de limousines rutilantes prend d’assaut le prestigieux établissement niché dans l’Hivernage, quartier chic de
Marrakech. Rien d’anormal… a priori. La discothèque Théâtro, “the place to be”, attire inexorablement la clientèle noctambule dorée de la ville ocre, venue se trémousser au rythme de DJ’s habitués à jouer à guichets fermés. Mais ce soir, c’est le Casino adjacent qui rafle la mise. Salle comble, strass, paillettes et gros enjeux.

Près de 7 millions de dirhams de cash sont à répartir entre les (heureux) gagnants du tournoi de Texas Hold’em poker (la variante la plus populaire du jeu), que l’établissement abrite ce week-end. Une cagnotte record : “C’est le plus grand tournoi de poker jamais organisé au Maroc”, s’enorgueillit Jonathan Lahousse, directeur des jeux d’Es Saadi, où il officie depuis 2002. Tiré à quatre épingles, le maître de céans veille personnellement aux préparatifs de dernière minute, entre deux recommandations lancées à son team. Les chefs de table inspectent la salle, une dizaine de croupiers tout de noir vêtus prennent place, ouvrent des jeux de cartes neufs, et décomptent des jetons… Au même moment, une armada de serveurs alimente les tables en eau plate et boisson énergétique, en attendant l’arrivée des joueurs. Pas de whisky on the rocks en vue. “La plupart des concurrents veulent rester lucides, car la partie risque de durer jusqu’à l’aube”, nous explique cet organisateur.

Un ticket d’entrée à 100 000 dh
Seule une poignée de joueurs a réussi à participer à l’évènement, moyennant un droit d’entrée de 5000 dirhams. Pour ceux-là, il a fallu remporter d’abord un tournoi “tremplin”, sorte de présélection permettant de décrocher le sésame pour cette grand messe du poker. D’autres ont pu accéder au tournoi en passant par une séance de qualif’ sur le Net. Mais le gros des “gamblers” (comprenez des joueurs) a dû s’acquitter de la coquette somme de 100 000 dirhams pour être de la partie. Côté joueurs internationaux, les organisateurs ne se font pas prier pour énumérer “de grands noms du poker”. La liste se résume en fait à un ancien champion d’Europe, un numéro 3 français et des jeunes “très prometteurs”. Bref, du beau monde, mais sans véritables stars. C’est Roger Hairabedian (le fameux numéro 3 français) qui a joué au “rabatteur” pour le tournoi Es Saadi, comme cela se fait pour tous les casinos du monde. “Je fréquente beaucoup de monde dans le circuit lors de mes tournées à l’international, ce qui me permet de convaincre des joueurs de venir taper le carton au Maroc”, nous déclare-t-il. Pourtant, le Maroc est bien représenté dans les tables : une bonne moitié des joueurs défendent les couleurs nationales, mais incognito. Un grand joaillier de la place, un trader vedette, des industriels, des hommes d’affaires, des Marocains résidant à l’étranger... “Il aurait pu y avoir encore plus de Marocains, mais une vingtaine d’habitués du casino ont préféré se rendre à Las Vegas, croit savoir ce joueur. Ils y vont comme s’ils allaient en pèlerinage à la Mecque du jeu. Sur place, ils participeront, dans quelques jours, à un tournoi du World Poker Tour (Ndlr, l’évènement phare de la discipline), doté de 8 millions de dollars, et où concourent une dizaine de milliers de participants”. En outre, beaucoup d’amateurs de poker évitent de jouer en public, “parce que c’est hram, c’est hchouma, poursuit notre homme. Ces gens-là préfèrent se rabattre sur des parties privées, plus intimes”.

Jamais sans mon parrain
Changement de décor. Nous sommes dans une villa cossue d’un quartier résidentiel de Casablanca. Trois à quatre fois par semaine, le lieu prend des allures de mini-casino. Ou de tripot, selon les appréciations. Les organisateurs ? “Des quadras qui ont tout compris”, eux-mêmes anciennement joueurs de poker, reconvertis dans “l’événementiel”. Le standing y est : table de poker recouverte de l’inévitable feutrine verte, croupiers débarqués de l’étranger, buffet gargantuesque, alcool à volonté, serveurs aux petits soins, vigiles bodybuildés à l’entrée, caméra de surveillance dans la salle... Bref, une organisation bien huilée. Tellement bien qu’en cas de litige, les joueurs peuvent avoir recours à “l’arbitrage vidéo”. A l’entrée de la villa, c’est la discrétion totale, même si la police est au parfum. “Les flics savent ce qui se passe ici, d’ailleurs ils débarquent tous les soirs récupérer leur enveloppe. Mais il ne faut pas trop que ça s’ébruite”, nous explique Mourad, habitué des lieux, et jeune cadre dans une multinationale. La sécurité a reçu des instructions très claires : “On n’ouvre pas à n’importe qui”. Sans parrain donc, impossible d’intégrer ce cercle aussi sélect que prohibé. “Les organisateurs sont très méfiants. Un jour, je suis venu accompagné d’un ami. J’ai remarqué que les gens étaient mal à l’aise, presque stressés qu’il soit là. En général, ils sont accros au poker, et ils ne veulent pas que ça se sache”, nous explique un autre coutumier de ce type de soirée entre happy few.

Des parties jusqu’à l’aube
La partie commence en début de soirée et dure généralement jusqu’au petit matin. Dans le lot des joueurs, on trouve de tout : des parlementaires, des avocats, des industriels… qui mettent en jeu des sommes mirobolantes. Car ici, pas de place pour les petits joueurs : la mise oscille entre 10 000 et 100 000 dirhams, parfois plus. “Il y a un mois et demi, une partie a duré 48 heures, nous lance Mourad. Le gagnant a réussi à plumer tout le monde avant de repartir avec plusieurs millions de dirhams”. Autre exemple : un petit jeune de moins de 25 ans est reparti avec un pactole de 300 000 dirhams. Et le bonheur des uns fait le malheur des autres, qui y laissent toutes leurs plumes, et au passage, le sourire. Tel joueur est obligé de laisser des chèques en guise de garantie, tel autre met en gage une partie de la fortune familiale… Mais pour ce joueur professionnel, il est trop facile de diaboliser le poker. “Prenez l’exemple de la boisson. Faut-il interdire la vente d’alcools parce que certaines personnes deviennent alcoolique ? Ce n’est pas le jeu en soi qui est condamnable, mais l’excès, comme en toute chose”, martèle-t-il. Soit, soit… Les tenanciers de “l’établissement”, eux, sont gagnants à tous les coups. Les commissions sont confortables : 50 000 dirhams par soir au minimum. Mieux encore, comme la concurrence commence à pointer le bout de son nez (nous avons listé trois lieux identiques à Casablanca et un seul à Marrakech), les organisateurs se sont même concertés pour organiser des parties à tour de rôle, histoire de ne pas se marcher sur les pieds. Les prémices d’un véritable cartel du jeu. Du côté des casinos, la contre-offensive s’organise. Récemment, plusieurs patrons de maisons de jeux se sont réunis pour faire front : “Il est hors de question qu’on laisse faire. D’abord, c’est illégal, parce que ces cercles de jeux sont informels, et en plus, ils ne payent pas d’impôts, s’indigne un gérant de casino. Et puis, ça peut être dangereux. Comment être sûr que les règles y sont respectées à la lettre ?”.

Les “kwaleb” du poker
Des inquiétudes qui peuvent être justifiées. Car face aux joueurs plus ou moins aguerris, se retrouvent parfois des pokeristes plus ou moins honnêtes. Exemple classique : la connivence. Un groupe de joueurs complices débarque dans une soirée. “Sur une table, ces joueurs peuvent se permettre de perdre des coups contre leur(s) complice(s), pour les renflouer, ou encore faire augmenter les enchères de leur adversaire, pour les ‘traire’ au maximum”, nous explique cet organisateur de tournois. Si les tricheurs sont repérés, il arrive qu’ils passent un très mauvais quart d’heure. Un peu comme chez les cow-boys, où les rats de saloon finissent dans le goudron et les plumes. Autre cas de figure, celui des “charognards” de soirée. “Certains joueurs expérimentés écument les soirées privées avec un seul objectif : plumer les novices, qu’on appelle les poissons dans notre jargon”, nous lance Mourad. “Heureusement qu’ils existent, car ça nous permet de nous refaire de temps en temps”. Cas d’école : un magnat de l’immobilier, à la tête d’une grande entreprise de BTP, débarque dans une soirée privée. D’emblée, l’homme enchaîne whisky sur whisky. “Au bout de quelques verres, il misait des sommes affolantes sans même jeter un œil à ses cartes. Il était là pour avoir des sensations, pas pour gagner”, se souvient un des ses voisins de table. Le prix de l’adrénaline : 900 000 dirhams ! “Bien qu’il ait perdu cette somme colossale, il est resté classe. Il a serré la main de tous ses partenaires, avant de repartir en souriant. En même temps, il a les moyens”, poursuit notre source.

Faites vos jeux
Retour au Casino Es Saadi de Marrakech où se déroule le tournoi. Il est bientôt minuit. Quelques minutes avant le coup d’envoi de la compétition, les 72 participants s’agglutinent devant la salle abritant l’évènement. Les plus anxieux font les cent pas, grillant clope sur clope, certains avalent un petit remontant, “histoire de déstresser un coup”. La tension monte. Tous attendent l’évènement depuis plusieurs semaines. “Petite blind, grosse blind”, lance le croupier, après avoir distribué les cartes sous les regards absorbés des spectateurs. La concentration est à son comble. Seul le bruit des jetons parvient à troubler le calme régnant. Pour s’isoler encore plus, beaucoup de joueurs ont opté pour le même attirail : baladeur iPod, lunettes de soleil. D’entrée, la guerre psychologique qui va durer près de 48 heures est lancée. Bluff, tentative d’intimidation, coup de pression… “Tu veux me faire croire que tu as la suite (ndlr, une des combinaisons de jeu)”, lance droit dans les yeux un des participants à son voisin de table qui vient de surenchérir (relancer). Pas de réponse du concerné. Face au silence de son adversaire, qui ne laisse rien transparaître, l’homme finit par abandonner (se coucher), dépité, en lançant ses cartes sur la table. Dans le reste de la salle, l’ambiance est tout aussi électrique. “Pourquoi tu me regardes comme ça, tu veux ma photo ?”, lance ce joueur, passablement énervé, à son concurrent. “Si tu veux voir mes cartes, essaie d’être discret au moins”. Fin de la discussion. “All in !”, entend-on sur une autre table. Deux petits mots qui veulent en dire beaucoup. Un des joueurs vient de miser la totalité de ses jetons (son tapis). Le temps s’arrête. “Comment savoir s’il bluffe, s’il a du jeu ou pas”, semble se dire son adversaire resté dans la partie. Les deux joueurs se lèvent et fixent le croupier qui, probablement pour entretenir le suspense, prend tout son temps pour dévoiler la dernière carte du jeu. “Dans le jargon du poker, on l’appelle la rivière, car celui qui n’a pas de jeu se noie”, nous chuchote ce pokériste mis hors jeu quelque temps auparavant. Sueurs froides et gros stress pour les deux duellistes. Les cartes ont rendu leur verdict. Un des deux joueurs a tout perdu. Il est obligé de se retirer par la petite porte. “Vraiment navré, c’est le poker”, lui lance son bourreau en lui tendant la main. Le looser a perdu gros, ce n’est pas pour autant qu’il va regagner sa chambre d’hôtel. Direction, la salle principale du casino, où il perdra 50 000 dirhams supplémentaires. “Je n’ai pas fait de performance ce soir-là”, se contente-t-il de nous adresser, tout sourire. Plus chanceux, les trois finalistes du prestigieux tournoi, dont un Marocain, se partageront le lendemain les 4 millions de dirhams… à parts égales. “Un tiens vaut plus que deux tu l’auras, c’est pourquoi, plutôt que de risquer de tout perdre, ils ont préféré se mettre d’accord pour se partager le jackpot”, nous explique ce participant. Avant d’ajouter : “D’ailleurs c’est une pratique courante dans les tournois. C’est une sorte de pacte de non-agression entre joueurs qui se fréquentent durant toute l’année”.

La ruée vers l’or
En quête de fortune, une clientèle venue des quatre coins du pays, et de plus en plus souvent de l’étranger, se donne rendez-vous tout le long de l’année dans les six casinos du royaume. Et pour cause : depuis environ deux ans, ces établissements organisent régulièrement des tournois dotés de jackpots qui font rêver. à l’hôtel Es Saadi par exemple, on propose des tournois pratiquement tous les week-ends. La cagnotte ne descend que très rarement en dessous de la barre du million de dirhams. En parallèle, l’établissement propose un championnat du Maroc aussi bien doté, qui s’étale sur toute l’année. Spécialistes du marketing direct, les casinos usent de tous les moyens pour attirer, puis retenir leur clientèle avec des séjours aux frais de la princesse. “Pendant toute l’année, comme beaucoup d’autres, j’habite à l’œil à l’hôtel du casino. On m’offre le gîte et le couvert”, nous apprend un des heureux pensionnaires. “Quand tu te retrouves dans un cadre idyllique où tu es chouchouté, tu n’as pas très envie de quitter les lieux”. A moins que l’on ne vous pousse à le faire. “Tant qu’on joue régulièrement, on est les bienvenus. Quant aux squatteurs, on leur demande gentiment de quitter les lieux”, poursuit-il. Mais cette ruée vers l’or provoque parfois des dommages collatéraux. Nombreux sont ceux qui ont quitté famille et travail pour le jeu. C’est le cas de Karim, trentenaire, ex-cadre supérieur, qui vivait confortablement avec un salaire de 50 000 dirhams par mois. “Il a démissionné, vendu son appartement, pour s’installer à Marrakech. Sa famille n’a plus aucune nouvelle de lui depuis plusieurs semaines. Elle croit qu’il est tombé dans la drogue”, nous apprend un de ses partenaires. Et contrairement à l’étranger où les accros du jeu peuvent demander à se faire interdire d’entrée au casino, ou faire appel aux services d’une structure d’aide aux addicts, rien de semblable n’existe au Maroc.

Juste pour rire
Autre lieu, autres habitudes. Dans un chic appartement rbati, Amine, 28 ans, cadre dans une banque, est au four et au moulin. Ce soir, il reçoit. “La musique c’est ok, la bouffe c’est fait”, lance-t-il à son amie, avant de s’arrêter net. “J’ai oublié les cigarettes”, se rappelle-t-il, paniqué, avant de dépêcher son concierge. Au total, une dizaine de personnes sont attendues : des amis, des amis d’amis, de vagues connaissances… “Dans ce genre d’occasion, on peut rencontrer sa copine, se trouver un boulot, une opportunité d’affaires…”, nous lance notre hôte. Aujourd’hui, il y a un financier, un directeur artistique, un étudiant… Pas de professionnel dans la bande, loin s’en faut. Mais des joueurs réguliers qui, pour la plupart, se sont connus autour d’une table. “Et on aurait pu être beaucoup plus nombreux si on le voulait”, prétend l’un des invités, expliquant que “la fièvre du poker a contaminé beaucoup de monde. D’ailleurs que ce soit au café ou au travail, les gens en parlent sans cesse”.

Ses premières parties, Amine les a faites sur Internet, comme beaucoup de ses partenaires de jeu. “Il y a une multitude de sites sur le Web, qui proposent de jouer gratuitement. Certains offrent même la possibilité de participer à des qualifications pour les championnats du monde de poker”. Deuxième étape : l’achat du matériel. Car avant de craquer pour le pack complet (mallette, tapis vert ...), Amine a d’abord utilisé des allumettes ou des pâtes comme jetons. Ainsi, depuis plusieurs mois, les parties à la maison sont devenues un vrai rituel : “On organise les soirées à tour de rôle, nous lance Amine. Quand je vais en boîte ou au pub, je dépense dans les 400 ou 500 dirhams. Or, une soirée poker me coûte presque autant. Le cadre est aussi agréable, on mange, on boit, les gens sont souvent intéressants. Et il n’y a ni cohue, ni bagarre”. Sans oublier les sensations que procure le jeu. “Je n’aurais jamais cru que je ressentirai quelque chose d’aussi intense en jouant au poker. On alterne le chaud et le froid, montées d’adrénaline et frayeurs. Une partie peut être très éprouvante psychologiquement. Parfois, il m’arrive de repenser à un coup que j’ai mal joué pendant des jours”. Dans les bons jours en revanche, on peut ressortir les poches pleines. “C’est facile, c’est pas cher, et ça peut rapporter gros”, comme promet le slogan du Loto. Youssef, 18 ans, bachelier, encore novice il y a quelques semaines, rêve déjà de se lancer dans la compétition. “J’entends parler de tournois où l’on gagne un million de dirhams, je n’ai qu’une seule envie, tout plaquer, arrêter les études, et me mettre au poker pour de bon”, nous lance le teenager, étincelle dans les yeux. Le rêve est permis… à ses risques et périls.

© 2009 TelQuel Magazine. Maroc. Tous droits résérvés


20/12/2009
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