Darija. Série je t’aime, série je t’adore Véritables
ovnis dans le paysage audiovisuel marocain, les feuilletons étrangers
doublés en darija cartonnent sur 2M depuis quelques mois. Comment
sont-ils conçus, pourquoi ça marche ?
D’abord, le pitch : Margarita, chanteuse populaire, et Ignacio,
étudiant en médecine, se sont aimés durant une nuit. De cette idylle
furtive est né un enfant. Des années plus tard, Ignacio, devenu toubib,
fait la connaissance d’un petit garçon, Frijolito, dont il ignore qu’il
est son rejeton, et vice-versa. Voilà, en substance, pour l’intrigue de
la | | telenovela
Ayna Abi (littéralement, où est mon père ?), diffusée tous les jours
sur 2M à 19h. Classique direz-vous ? Oui, à un détail près : cette
série mexicaine est doublée en darija… Carton plein Fini
donc les “ouinek a habibti”, “kayf halek”, place aux “fine à hbiba”,
“ki dayra”. Déconcertant dans un premier temps, effet de surprise
oblige. Mais très addictif une fois que l’habitude de consommation
s’est installée. En témoignent les chiffres d’audience (lire encadré).
Qu’on se le dise : depuis qu’elles sont diffusées sur le petit écran,
ces séries revues à la sauce du terroir volent la vedette aux séries
doublées en dialecte syrien ou libanais. Inédit. Le spécialiste des
médias Abdelouahab Errami explique le succès fulgurant des séries
remastérisées en arabe dialectal : “Les premières réticences n’ont pas
duré longtemps. Les téléspectateurs sont aujourd’hui demandeurs de
telles séries, car le fait de doubler ces fictions étrangères en darija
les rend encore plus excitantes, plus attractives. Un peu comme si la
langue se refaisait une virginité”. Du côté de la direction générale de
2M, on livre une explication plus terre-à-terre : “Tout le monde
comprend les séries en darija, alors qu’on ne peut pas en dire autant
des séries doublées dans des dialectes moyen-orientaux, qui,
contrairement à ce qu’on peut penser, excluaient une large frange de la
population”. (Ré)inventer la darija Quartier
Maârif, Casablanca. Un calme monacal règne dans l’agence Plug-In
spécialisée dans l’habillage sonore, sise au rez-de-chaussée d’un
immeuble cossu. C’est ici que sont doublées les séries de 2M : Ayna
Abi, El diablo, feuilleton mexicain quotidien diffusé à 13 heures, et
Al Ad Al Aksi (compte à rebours), série espagnole du samedi soir. “Il
était grand temps que les séries étrangères soient doublées en darija,
qui est la langue des Marocains. Jusque-là, nous étions le seul pays au
monde qui diffusait des séries dans une langue étrangère…”, souligne
Hicham Chraïbi, co-directeur de Plug-In. Chaque jour, l’agence accouche
d’un épisode 100% darija, qui mobilise une quarantaine de personnes :
deux traducteurs et un vérificateur, une quinzaine de comédiens pour
les rôles principaux, la même chose pour les voix secondaires, cinq
ingénieurs du son... Pendant que les traducteurs déchiffrent les
scripts en espagnol ou en hindou, les adaptateurs font en sorte que le
nombre de syllabes colle aux mouvements de lèvres des acteurs, et que
la darija utilisée “parle” à tout le monde. “Nous avons dû ‘créer’ un
nouveau langage, précise Hicham Chraïbi, une nouvelle darija, qui ne
soit ni trop casablancaise, ni trop fassie, ni trop chamalie, ni trop
vulgaire…”. En d’autres termes : pas de gros mots dans ces séries,
quitte à prendre quelques libertés avec la version originale. C’est que
le cahier des charges de 2M est clair : “Il faut que la série puisse
être visionnée en famille, par les grands-parents, les enfants et les
petits-enfants, sans qu’il n’y ait de gêne”, explique-t-on du côté de
la chaîne de Aïn Sebaâ. Soit… Les experts… du Maroc En
tout cas, depuis que la deuxième chaîne a sollicité la jeune agence,
les douze studios tournent à plein régime : dans leur cabine exiguë,
les ingé-son, scotchés devant leur PC, enregistrent les répliques des
personnages en darija, interprétées par des doubleurs marocains.
Plusieurs prises sont nécessaires, histoire de mettre en boîte des
dialogues crédibles, avec la bonne intonation, le bon tempo, le bon
jeu… “Pour chaque personnage, nous testons en moyenne trois voix,
jusqu’à trouver celle qui colle le mieux à l’acteur, explique Jérôme
Boukobza, directeur associé de Plug-In. Il n’y a pas de bonne ou de
mauvaise voix, juste des voix qui collent ou pas à un acteur. Parfois,
nous tombons sur un très beau timbre, mais qui ne colle pas au
personnage”. Confortée par le succès des séries estampillées
darija, 2M envisagerait de poursuivre l’expérience avec, cette fois-ci,
une série culte américaine : Les Experts. “Nous n’avons pas l’intention
de ‘darijiser’ toute la grille, mais nous avons l’ambition d’être un
laboratoire d’idées”, explique une source à la direction générale de la
chaîne. Même si aucune date n’a été arrêtée, la version marocaine des
Experts devrait, selon toute vraisemblance, voir le jour dans les mois
qui viennent, pour être diffusée le samedi soir en prime-time, preuve
que les responsables de la chaîne croient au concept. On murmure même
que 2M planche sur l’adaptation d’un blockbuster made in US, qui
devrait être diffusé pendant ramadan prochain. Imaginez, Brad Pitt en
mode ouled derb… Et si c’était ça, la télévision de proximité ? | | Audience. Les têtes de série Après
quelques semaines de diffusion, Ayna Abi fait un carton plein. La
preuve par les chiffres : avec ses 5,4 millions de téléspectateurs en
février, le feuilleton totalise 58% de parts d’audience, meilleur score
de 2M sur cette période… Surtout que la performance se maintient depuis
plusieurs mois. Ana, un autre feuilleton mexicain, première expérience
de doublage en darija, décroche pour sa part une très honorable
troisième place dans le palmarès de la deuxième chaîne en 2009, avec
4,3 millions d’aficionados et 54% d’audimat. Enfin, Vaidehi, série
bollywoodienne, se place à la 7ème place du classement de la chaîne de
Aïn Sebaâ, avec 3,6 millions de fans et 52,3% d’audience. | | |